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Massensen Cherbi, constitutionnaliste : «La Constitution algérienne et le projet proposé s’inscrivent dans le zaïmisme »

Docteur en droit, Massensen Cherbi a travaillé dans sa thèse sur les différentes constitutions et petites constitutions algériennes, en droit interne et comparé, notamment avec le Maroc, la Tunisie et la France. Il revient ici sur le contenu de l’avant-projet de la constitution soumis, depuis jeudi, à débat…  

L’avant-projet de la Constitution prévoit de nouvelles dispositions concernant le conseil supérieur de la magistrature. Qu’en pensez-vous ? 

 Le projet de révision de la Constitution s’inscrit, à l’égard du pouvoir judiciaire, dans la continuité de la révision constitutionnelle de 2016 qui a proclamé le président de la République garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Le président de la République y conserve, en effet, la présidence du Conseil supérieur de la magistrature. Or, plus d’un an après le 22 février 2019 et la démultiplication des détenus d’opinion depuis la fin du mois de juin dernier, l’indépendance de la justice a été mise à mal, tandis que le rôle de garant de l’indépendance de la justice confié au chef de l’Etat est apparu particulièrement inefficace. Certes, le principe de l’inamovibilité des juges est prévu dans le projet de révision.

Or cette disposition renvoie à la loi organique. Plus généralement, le renvoi à la loi est l’astuce juridique employée dans les Constitutions algériennes afin de vider de leur substance plusieurs droits et libertés fondamentales qui y sont proclamés. Ce fut le cas de la liberté d’association avec la loi n° 12-06 du 12 janvier 2012 ou du droit de manifester pacifiquement avec la loi n° 91-19 du 2 décembre 1991. Reste donc à savoir comment cette inamovibilité se concrétisera. En effet, plus les exceptions à ce principe seront larges et vagues dans la loi organique, et plus il perdra de sa substance.

Le projet de Constitution de la Fédération de France du FLN de 1962 avait proposé un système plus démocratique, celui de l’élection des magistrats à tous les niveaux juridictionnels. Quant au Conseil constitutionnel, il connaît désormais une juridictionnalisation plus poussée, sur un plan symbolique en devenant une Cour, sur un plan matériel en voyant ses modalités de saisine étendues. La révision constitutionnelle du 6 mars 2016 avait pourtant déjà considérablement élargi ses modalités de saisine, notamment en prévoyant qu’il peut désormais être saisi par voie d’exception, via une procédure très semblable à la question prioritaire de constitutionnalité française (QPC).

Cependant, cette exception d’inconstitutionnalité, entrée en vigueur le 7 mars 2019, n’a donné lieu dans la pratique qu’à un nombre insignifiant de saisines du Conseil Constitutionnel, malgré le caractère particulièrement défectueux de la hiérarchie des normes algérienne. Quant à l’extension de sa saisine par voie d’action à l’opposition parlementaire, elle n’a donné lieu à aucune saisine du Conseil depuis 2016. En outre, le président de la République nomme toujours un tiers des membres de la Cour constitutionnelle, c’est-à-dire quatre membres sur douze. C’est ce qui expliquait déjà l’inertie du Conseil constitutionnel à l’égard du président Bouteflika.

En effet, alors que l’ancien chef de l’Etat souffrait manifestement d’une maladie grave et durable depuis 2013, le Conseil n’a jamais ouvert une procédure visant à constater son état d’empêchement, puisque pour ce faire, il est nécessaire d’obtenir, depuis la Constitution de 1989, l’unanimité de ses membres. Il suffit dès lors qu’un seul d’entre eux, notamment ceux nommés par le président de la République, refuse un tel constat ou soit absent pour une cause quelconque, pour que la procédure soit bloquée ab initio.

Or, le projet de révision propose tout au plus une majorité des trois quarts des membres du Conseil pour initier une telle initiative, ce qui permettrait toujours au président de la République de maintenir une minorité de blocage par le biais des quatre membres qu’il y nomme.

Le poste de Premier ministre sera supprimé pour un retour au chef du gouvernement. Que signifie cette décision selon vous ?

Effectivement, sur un plan symbolique, le projet de révision de la Constitution propose de rétablir le titre de chef de gouvernement, ce qui était déjà le cas depuis la révision constitutionnelle de 1988, au lieu de celui de Premier ministre qu’il porte depuis la révision de 2008. Or ce nouveau « chef » du gouvernement reste très limité dans ses attributions.

Le projet de constitution ne consacre en effet aucune dyarchie et c’est toujours le président de la République qui est le chef de l’exécutif. En effet, le régime constitutionnel reste dualiste, dans la tradition orléaniste réactivée par le général De Gaulle dans sa pratique contra constitutionem de la Ve République. Or en Algérie, c’est dans le texte même de la loi fondamentale que depuis la révision constitutionnelle de 1988 le chef du gouvernement peut à la fois être révoqué par le président de la République, comme en 1976, et, nouveauté d’alors, par l’Assemblée populaire nationale (APN). En tant que tout premier chef du gouvernement, Kasdi Merbah a fait les frais de ce dualisme.

En effet, tandis qu’il se considérait responsable devant le Parlement qui avait approuvé son programme, il a été révoqué ad nutum par le président Chadli, en vertu de la Constitution de 1989 qui lui avait conservé cette faculté. Le projet de révision constitutionnelle ne remet pas en cause ce pouvoir de révocation. En Algérie, le roi ne se contente donc pas de régner, il gouverne bel est bien. Dans l’état du droit positif, le Premier ministre dispose de pouvoirs très limités et dans le projet envisagé, il s’agit seulement de délester le président de la République de certaines tâches secondaires, c’est-à-dire ce à quoi ont essentiellement servi tous les Premiers ministres et chefs du gouvernement depuis la Constitution de 1976.

La révision constitutionnelle propose même d’étendre la responsabilité du gouvernement devant le Parlement. Instauré depuis la révision constitutionnelle de 1988, le contrôle sanctionnateur de l’APN à l’égard du gouvernement reste très limité et se résume en réalité à près de cinq occasions au courant d’une législature. Or, étendre une telle responsabilité dans la révision constitutionnelle envisagée n’est que d’une utilité fort limitée, puisque le président de la République, qui conserve l’essentiel de ses prérogatives exorbitantes, reste quant à lui irresponsable.

La chute du prix des hydrocarbures et la grave crise économique qu’elle risque d’engendrer en l’Algérie n’est peut-être pas étrangère à cette mise en avant du chef du gouvernement. En effet, à l’image du système présidentialiste français, le chef du gouvernement algérien peut servir de fusible au président de la République en cas de crise, afin de contenter les mouvements sociaux. Il est ce bouc émissaire que l’on sacrifie afin de faire diversion, tandis que le chef de l’Etat, qui est pourtant aussi le chef de l’exécutif en Algérie, reste irresponsable sur un plan constitutionnel.

Quel est la nature du régime que veut instaurer Abdelmadjid Tebboune à travers ce texte ?

Sur un plan procédural, ce régime s’inscrit dans la continuité de toutes les Constitutions et révisions constitutionnelles élaborées depuis la première Constitution de 1963, celle qui fut adoptée au sein du cinéma Majestic par des hommes choisis par le président Ben Bella afin d’adopter son propre projet. A propos de la Constitution de 1996, le professeur Mohamed Boussoumah affirmait ainsi que « toutes les lois fondamentales du pays furent préparées par un cénacle, un petit cercle fermé, donc de manière autoritaire ». Or la révision constitutionnelle en cours ne déroge pas à ce principe.

C’est encore le procédé monarchique de la charte octroyée qui est suivi ici, puisque la révision a été décidée à l’initiative d’un président de la République qui souffre d’un déficit de légitimité démocratique notoire, tandis que sa rédaction a été soumise à un comité d’experts non élu, mais choisi par le président et répondant à son cahier des charges. Ce système de constitution octroyée d’en haut n’est pas sans rappeler les origines et la conception de la Constitution française de 1958, qui elle aussi a été écrite par le haut.

En effet, le gouvernement du général de Gaulle avait reçu de l’Assemblée nationale, le 3 juin, la mission d’établir un projet de loi constitutionnelle, alors que cette Assemblée était sous la menace d’un coup d’Etat militaire en provenance de l’armée française qui avait pris le pouvoir en Algérie depuis la journée du 13 mai 1958. La Constitution de la Ve République fut ensuite adoptée par un plébiscite, ratifiée par le peuple, alors même que celui-ci n’avait pas pu participer à sa rédaction.

Quant au coup de force du cinéma Majestic, il a été constitutionnalisé en 1976 et depuis cette date seul le président de la République est à l’initiative de la révision de la Constitution, mesure particulièrement autoritaire, alors que dans toutes les autres Constitutions maghrébines et proche-orientales cette initiative est partagée avec le Parlement, tandis que dans la Constitution suisse le peuple peut être lui-même à l’initiative de la révision de la Constitution depuis 1891.

C’est un point fondamental, puisque le titulaire de l’initiative constitutionnelle est le souverain matériel (article 208, alinéa 1er), au-delà des proclamations formelles (les articles 7 et 8, alinéa 1er). Ce faisant, ce procédé autoritaire est contraire à l’une des revendications majeures du mouvement national, celle de l’Assemblée constituante, portée depuis l’Etoile Nord-africaine (ENA) avec celle de l’indépendance de l’Algérie dont elle est en réalité un synonyme.

L’Assemblée constituante est en effet l’Assemblée dans laquelle les citoyens élisent leurs députés afin de concrétiser la volonté du peuple dans la Loi fondamentale du pays, c’est-à-dire une Loi fondamentale légitime. C’est contre ce procédé démocratique que le régime s’est opposé, notamment à travers l’ancien vice-ministre de la Défense dans son intervention du 18 juin 2019 qui a précédé la vague d’arrestations qui s’en est suivie et qui perdure encore. Sur un plan matériel, l’avant-projet de révision de la Constitution s’inscrit toujours dans l’ultra-présidentialisme.

Le président de la République conserve en effet l’essentiel de ses prérogatives exorbitantes, puisqu’il reste seul à l’initiative de la révision de la Constitution, seul à l’initiative du référendum – en réalité plébiscite césariste -, peut opposer aux lois adoptées par le Parlement son veto, dispose du pouvoir réglementaire autonome, est responsable des affaires étrangères et de la défense nationale, nomme walis et généraux, un tiers des membres du Conseil de la Nation, nomme et révoque le chef du gouvernement, peut dissoudre ad nutum l’APN, etc.

Le tout, sans encourir ni responsabilité politique ni responsabilité pénale, a fortiori sans pouvoir être non plus destitué par un hypothétique recall. Certes, le projet de révision prévoit désormais des délais initiaux précis avant de soumettre au Parlement pour prorogation l’état de siège, l’état d’urgence et l’état d’exception décrétés par le président de la République. Or, si ces pouvoirs d’exception étaient décrétés abusivement et que durant les délais initiaux de leur application d’autres abus étaient constatés, il n’existe aucun moyen de sanctionner le président de la République.

La disposition constitutionnelle relative à la haute trahison introduite à l’occasion de la Constitution de 1996 ne précise pas si son prononcé conduit à la destitution du chef de l’Etat, et quand bien même, elle reste inapplicable, puisque depuis cette date, la loi organique chargée de préciser la composition, l’organisation, le fonctionnement et la procédure de la Haute Cour de l’Etat n’a jamais été promulguée. A l’image des révisions constitutionnelles antérieures, le projet de révision de la Constitution en vigueur proclame d’un côté de beaux principes, tout en raffermissant d’un autre les mécanismes de l’autoritarisme algérien. Il est ainsi désormais prévu un poste facultatif de vice-président.

« Battement de cœur » du chef de l’Etat, ce poste permet de compenser la limite plus strictement énoncée des deux mandats présidentiels. En effet, ce vice-président permettrait à l’Etat profond d’envisager la succession du président de la République et de pérenniser ainsi le régime, plutôt que de se retrouver à nouveau sans candidat, dans la situation de l’intérim présidentiel de 2019. Le projet de révision constitutionnelle ne fait d’ailleurs aucune mention à l’Etat civil, l’une des revendications phares du Hirak. Dès lors, quel régime constitutionnel consacre cette révision constitutionnelle ?

Ce régime n’est pas parlementaire, puisque l’essentiel des pouvoirs résident encore entre les mains du président de la République qui, bien que chef de l’exécutif, est toujours irresponsable devant le Parlement. Il n’est pas non plus présidentiel. En effet, dans ce type de régime, le président n’est pas à l’initiative de la révision de la Constitution, puisque celle-ci appartient uniquement au Congrès et aux législatures des Etats. Si le président américain peut opposer son veto aux bills adoptés par le Congrès, seul celui-ci dispose de l’initiative législative.

Quant à la Chambre des représentants, elle dispose seule de l’initiative du budget, tandis que le Sénat contrôle les nominations du président. En régime présidentiel, le Congrès peut destituer le président par une procédure d’impeachment, tandis que le président ne peut dissoudre aucune de ses deux chambres, dont il ne nomme d’ailleurs aucun des membres. Bref, le projet de Constitution n’a rien en commun avec les checks and balances du régime présidentiel, régime que le président Wilson qualifiait plus justement de congressionnel.

En outre, si le régime constitutionnel algérien tire ses racines de la Constitution de 1976 qui se réclamait du socialisme, ce socialisme n’était pas seulement spécifique sur un plan économique mais aussi sur un plan institutionnel. En effet, dans les Constitutions des pays socialistes l’organe principal est collégial, à l’image du Soviet suprême dans les Constitutions soviétiques.

Quant à la souveraineté du peuple, elle n’est matérialisée à travers aucune disposition consacrant une quelconque démocratie directe, ni référendum d’initiative constitutionnelle, ni référendum d’initiative législative, ni référendum abrogatoire, ni référendum révocatoire, ni mandats courts. Tout au plus, le projet de révision prévoit un droit de pétition qui n’impose rien, si ce n’est d’y répondre, sans être tenu d’adopter la pétition ainsi présentée ou de la soumettre à référendum.

En réalité, la Constitution algérienne en vigueur et le projet de révision proposé s’inscrivent dans le présidentialisme, aussi dit zaïmisme, c’est-à-dire la confusion des pouvoirs au profit d’un homme providentiel, le président de la République, et ce dans la continuité de la Constitution de 1976 dont le projet actuel ne constitue qu’un énième toilettage.

Encore aujourd’hui et dans ce projet, ni le Parlement ni le Conseil/Cour constitutionnel ne constituent de véritables contre-pouvoirs face à l’omnipotence du président de la République. En son temps, la Constitution de 1976 avait elle aussi été écrite par un comité d’experts, pour le colonel Boumediene, qui était alors à la fois président du Conseil de la Révolution et chef du gouvernement.

Or, ce régime constitutionnel est en opposition avec les institutions du FLN historique (1954-1962), lesquelles fonctionnaient selon le principe de la collégialité. Le projet de Constitution de la Fédération de France du FLN prévoyait ainsi en 1962, à la tête de l’exécutif, un directoire, dit présidium, composé de onze membres élus en son sein par le Conseil national, c’est-à-dire le Parlement.

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